Les révoltes des canuts (1831-1834)
mardi 29 janvier 2019
par FORAISON Christiane

Claude LATTA, un des membres fondateur de l’AGLoire, historien et particulièrement intéressé par l’histoire locale, a présenté la révolte des canuts à Lyon mais aussi dans la région stéphanoise.






Avant de nous « raconter » cette histoire, il a distribué le plan de Lyon où l’on peut suivre les déplacements des révoltés.


Voici son texte :

Les révoltes des canuts de 1831 et 1834 sont des révoltes des ouvriers en soie lyonnais qui ont eu lieu au début du règne de Louis-Philippe et ont eu un grand retentissement dans l’opinion. Elles ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier en France et même en Europe.

Le règne de Louis-Philippe (1830-1848) est marqué, au point de vue politique, par de grandes turbulences politiques, une crise véritable crise de légitimité : Louis-Philippe est considéré, en effet, comme un usurpateur, à la fois par les royalistes légitimistes (partisans du duc de Bordeaux, petit-fils de Charles X) et par les républicains qui ont fait, au nom de la Liberté, la Révolution de 1830 et finalement ont eu un roi qui tente un compromis entre la France monarchiste et les principes de 1789. Il y a entre 1830 et 1848 six insurrections « républicaines » : 1830 : les « Trois glorieuses » renversent le régime de Charles X. 1831, première révolte des canuts ; 1832, les barricades du cloître Saint-Merry à Paris : Victor Hugo en fait la révolte des Misérables et créé le personnage de Gavroche. 1834, la deuxième révolte des canuts ; 1839 , les républicains tentent, en vain, de renverser la régime de Louis-Philippe les chefs de la société secrète républicaine des Saisons sont arrêtés. A la fin, c’est la Révolution de 1848 : la République est proclamée.

La Monarchie de Juillet est aussi marquée par un extraordinaire développement économique : la Révolution industrielle bat son plein : les mines de charbon, le textile, les chemins de fer se développent. Les banques collectent le capital des épargnants pour l’investir dans l’économie. C’est le règne de la bourgeoisie, on dit d’ailleurs le « roi bourgeois » quand on parle de Louis-Philippe. Ce développement économique provoque le développement d’un prolétariat industriel important. Dans ce cadre politique et social, les révoltes lyonnaises de 1831 et 1834 ont particulièrement frappé les esprits : le prolétariat urbain entre en scène.

Notre propos va être, aujourd’hui, de présenter d’abord l’état de la Fabrique lyonnaise et les composantes du mouvement ouvrier lyonnais, de dire quels ont été les événements et la spécificité de chacune des insurrections de 1831 et 1834 et enfin d’en mesurer les conséquences et la portée.

I/ La Fabrique lyonnaise

1/ La production de la soie, le système original de la Fabrique

La Fabrique – l’industrie de la soie - existe à Lyon depuis le XVIe siècle. Elle connaît un renom inégalé sur une partie du globe (Europe, Amérique, après 1830, l’Orient). Elle est organisée sur un modèle original, appelé parfois le système « de la manufacture dispersée » - en opposition aux premières grandes manufactures que l’on va ensuite appeler des usines.

La production de la soie est contrôlée par quelques centaines de fabricants – les « marchands faisant fabriquer » - 400 à 500 environ sur la place lyonnaise dans les années 1830 – qui sont à la fois des donneurs d’ordre et des négociants – mais pas vraiment, malgré leur nom, des fabricants. Ils fournissent la matière première aux chefs d’atelier (8 000 environ) auprès desquels ils passent commande. Ils récupèrent ensuite les tissus fabriqués par ces derniers pour les vendre sur le marché auprès de leur clientèle, souvent internationale. Le chef d’atelier, propriétaire des métiers à tisser (entre un et cinq), supporte seul les frais qu’entraînent l’achat et l’entretien de l’outil de travail (le métier à tisser) ainsi que le montage technique, très long, nécessité par le type de production. La production a été bouleversée par l’introduction du métier Jacquard (inventé en 1801) que l’on programme avec des fiches perforées en carton qui se déroulent en continu et commandent des aiguilles qui soulèvent les fils de chaine. L’usage des métiers Jacquard se répand à partir de 1817 ; ils sont presque 3000 en 1834.

Les chefs d’atelier sont aussi appelés maîtres ouvriers en soie, propriétaires, donc, d’un à cinq ou six métiers qu’ils font eux-mêmes fonctionner avec leur femme, leurs enfants ou encore avec des ouvriers en soie logés chez eux, les compagnons (20 000), auxquels s’ajoutent les apprentis. Les chefs d’atelier et les compagnons sont familièrement appelés canuts, le mot ne s’impose d’ailleurs que tardivement. Il y a aussi, à côté des canuts, des membres de métiers annexes : dévideuses et ourdisseuses, teinturiers, tireurs d’or. Pendant la période de la Restauration, la diffusion du métier Jacquard, modifie l’implantation des tisseurs dans la ville. Beaucoup quittent le quartier Saint-Georges (rive droite de la Saône), aux appartements vétustes, pour de nouvelles maisons construites sur le plateau et les pentes du faubourg de la Croix-Rousse : maisons caractérisées par la hauteur des étages et des fenêtres (les métiers ont une hauteur de 4 m. en moyenne).

Une vision monolithique et misérabiliste de la situation des canuts a été diffusée plus tard, en particulier par les chansons, dont le célèbre Chant des Canuts créé en 1894 par Aristide Bruant. Certes, les conditions de travail sont pénibles : longue journée de travail (de 12 h à 14 h), travail des femmes et des enfants, conditions de logement difficiles (dans la soupente, sorte de mezzanine dans l’atelier), surtout travail rémunéré à la tâche sans garanties ni de durée ni de prix. Les crises sont fréquentes parce que la vente dépend de la mode, changeante par nature et des exportations. Mais les ouvriers en soie exercent un métier spécialisé aux taches variées et à la hiérarchie bien définie ; ils sont attachés à un modèle qui leur assure une relative indépendance, un revenu plus élevé que celui des ouvriers des manufactures mais soumis à des périodes de morte-saison. Ces ouvriers en soie sont souvent assez instruits, conscients de leur force grâce à une ancienne tradition corporative, fiers de leur savoir-faire.

La Fabrique est régulée par des institutions spécifiques qui arbitrent les conflits éventuels : tribunal des arts et métiers et depuis 1806, le premier conseil des prud’hommes, définissant un véritable code de la Fabrique et permettant le règlement des conflits. L’émergence de ces instances de conciliation peut expliquer la précocité du développement du mutuellisme lyonnais. L’un des fondateurs du mutuellisme, Pierre Charnier, est d’ailleurs membre du conseil des prud’hommes de 1832 à 1857.

Insistons aussi sur deux points :

  • La variété des situations et des intérêts au sein de la Fabrique. Les canuts sont donc loin d’être un groupe homogène. Les intérêts des chefs d’atelier et des compagnons, par exemple, sont très différents.
  • Au-delà de ces différences, il existe cependant une communauté de travail dotée d’un fort sentiment d’appartenance. Les membres de cette communauté expriment, par rapport à l’extérieur, la volonté de conserver et de développer l’autonomie et le contrôle de leur métier, garants de la qualité de leur production ; ce modèle d’oppose à celui des manufactures anglaises, où les ouvriers sont encasernés dans de grandes usines. Les canuts résistent aux projets qu’ont certains fabricants de réorganiser en profondeur la Fabrique sur ce modèle.

2/ Les organisations ouvrières

Bien que la loi interdise les associations ouvrières, elles se sont formées précocement et sont très diverses, en fonction de leurs origines et de leur nature :

Les mutuellistes : Pierre Charnier, installé depuis 1818 comme chef d’atelier en étoffes unies et façonnées, fonde en septembre 1827 la Société d’indication mutuelle des chefs d’atelier de soieries de Lyon, une association d’information et de défense mutuelle qui recueille rapidement de nombreuses adhésions ; en avril 1828, affaiblie par des rivalités (à la suite de querelles internes, Charnier a quitté la société), elle est remplacée par Le Devoir mutuel, dirigé par le chef d’atelier Joseph Bouvery. Divisée en loges de vingt membres, cette association d’entraide est composée de « frères » qui se doivent assistance pour lutter en cas de besoin contre les abus des négociants ; ils se doivent aussi « attention, amitié, conseils », en particulier en cas de maladie ou de décès : clauses classiques dans les mutuelles du XIXe siècle.

Les Volontaires du Rhône : en février 1831, la charbonnerie franco-italienne recrute à Lyon un corps de volontaires pour se battre aux côtés des Savoyards qui revendiquent leur rattachement à la France. Mais l’expédition échoue. Cependant une organisation clandestine subsiste, qui prend le nom de Volontaires du Rhône, animée par deux chefs d’atelier, Martin Lachapelle et Jacques Lacombe. Ces Volontaires jouent un rôle important dans l’organisation de la lutte en 1831.

Les saint-simoniens. Dans le prolongement des publications de Saint-Simon (mort en 1825), ses disciples (Prosper Enfantin) prônaient la formation de communautés « socialistes », les phalanstères. En mai 1831, une mission saint-simonienne envoyée à Lyon, composée de Pierre Leroux et du Lyonnais Jean Reynaud, organise plusieurs réunions dont l’une réunit 500 personnes et une autre presque 3 000. Le 23 juin, l’église saint-simonienne est fondée à Lyon. Les idées saint-simoniennes sont présentes dans la presse ouvrière lyonnaise, florissante après 1830.

Pendant la révolte de 1831, deux autres groupes se sont formés :

Le 26 novembre 1831, des compagnons croix-roussiens organisent leur propre association, la Société des ferrandiniers (la ferrandine est une étoffe). Salariés des chefs d’atelier, ils leurs propres intérêts à défendre.

Les hommes de l’Echo de la Fabrique : en octobre 1831, les canuts créent leur propre journal, L’Écho de la Fabrique  : pendant quatre ans, jusqu’en septembre 1835, il accompagne les débats, l’organisation et les insurrections des canuts lyonnais. Le premier rédacteur en chef est Antoine Vidal , âgé de trente-cinq ans, surnommé « le Béranger lyonnais », un instituteur protestant. Le premier numéro de L’Écho de la Fabrique, sous-titré « Journal des chefs d’ateliers et des ouvriers en soie », paraît le 30 octobre 1831, en pleine lutte sur la question du « tarif » (la lutte pour la fixation d’un prix minimum pour les articles produits par la Fabrique et payés par les « fabricants »). Le numéro du 6 novembre 1831 rappelle avec fermeté aux fabricants que « les ouvriers sont des hommes comme eux et dignes d’autant de respect ».L’Echo de la Fabrique a joué aussi, après l’insurrection de 1831 un rôle déterminant, en particulier dans la défense du modèle lyonnais opposé à celui de la manufacture-usine. Le journal fut à la fois un moyen d’expression et une sorte de laboratoire de recherches sociales.

3/ Les républicains

La révolution de 1830 a mis en avant la revendication des libertés, dont celle de la presse. À Lyon, de nouveaux journaux sont créés. Les républicains sont actifs dans La Glaneuse et Le Précurseur — ce dernier dirigé à partir d’octobre 1831 par un nouveau gérant, Anselme Petetin, journaliste républicain venu de Paris. L’imprimeur et éditeur lyonnais Louis Babeuf, petit-fils de Gracchus Babeuf, lance en 1832 le Journal des intérêts moraux et matériels. Eugénie Niboyet, qui est la jeune femme d’un fabricant, fonde, en 1833, un journal féministe hebdomadaire Le Conseiller des femmes qui proclame : « Nous n’écrivons pas pour les esprits étroits qui veulent borner la femme aux soins du ménage. Les femmes n’ont plus à acquérir leur liberté, mais à l’exercer ». Les dirigeants des associations de canuts sont sensibles aux thèses féministes reprises par L’Echo de la Fabrique.

Les républicains lyonnais étaient groupés au sein de la section de la Société des Droits de l’homme et du citoyen. Il s’agissait d’une organisation nationale, présidée par Godefroy Cavaignac. Son influence locale était de plus en plus grande. Eugène Baune, professeur à l’Ecole spéciale de Commerce de Lyon, en était le président, assisté d’un clerc d’avoué, Antide Martin. La Glaneuse, déjà citée, dirigée par le jeune avocat Michel-Ange Périer, était le principal journal républicain. On va assister en 1834 à la jonction entre militants ouvriers et militants républicains.

II/ Les révoltes des canuts. Acte I : la révolte de 1831

1/ La crise de 1831

À l’automne 1831, la situation économique de la soierie s’est redressée après une période de crise et de chômage (le « chôme » de 1827-1828), mais, malgré la « reprise », les prix de façon restent inchangés ; les canuts réclament leur augmentation.

Le 8 octobre, sous la présidence de Bouvery, 300 chefs d’atelier se réunissent à la Croix-Rousse pour exiger une augmentation du prix de façon et pour imposer un tarif (en somme, un salaire minimum garanti) qui éviterait les effets de la concurrence néfastes pour les prix payés par les fabricants.

Le 10 octobre, 1500 chefs d’atelier, désignent des délégués. Une pétition à destination du préfet, Bouvier-Dumolard, est soumise au vote lors d’une assemblée générale le 16 octobre. De leur côté, des compagnons désignent eux aussi leurs représentants, puis manifestent dans les rues de la Croix-Rousse, ce qui inquiète davantage les autorités que la réunion des chefs d’atelier.

Les représentants des chefs d’atelier sont réunis sous la présidence du préfet dans une commission mixte avec les maires de Lyon et ceux des communes des faubourgs de Lyon (la Guillotière, Vaise, la Croix-Rousse, etc.). Les discussions comm lundi 21 novembreencent le 25 octobre. Dans le même temps, partis des faubourgs en direction de la préfecture, 6 000 chefs d’atelier et compagnons organisent une marche silencieuse, sans armes, dont la discipline et l’ordre surprennent : démonstration de force destinée à faire pression sur les autorités. Un accord est finalement conclu le 27 octobre 1831 et transmis aux prud’hommes pour entrer en vigueur le le’ novembre. A partir de cette date, la tension monte rapidement car certains fabricants n’appliquent pas le tarif. Les canuts restent mobilisés : des rassemblements ont lieu chaque jour sur la place de la Croix-Rousse.

Le 5 novembre 1831, 104 marchands fabricants (soit environ le quart des marchands fabricants de Lyon) refusent, au nom de la liberté du commerce, d’appliquer le tarif. Le 17 novembre, on assiste à un renversement de la politique des autorités. Au cours de la séance du conseil des prud’hommes, est lue une lettre de M. d’Argout, ministre du Commerce, qui, au nom du gouvernement, désavoue le préfet : le tarif, y est-il annoncé, n’est pas un texte de loi. Parmi les participants, c’est la stupéfaction. Comment admettre qu’un accord collectif perde sa valeur d’engagement ? Dès le 19 novembre, les compagnons manifestent à la Croix-Rousse en réclamant aux chefs d’atelier, souvent membres de la Garde nationale, de pouvoir utiliser leurs fusils.

Organisée le lundi 21 novembre, une manifestation pour le respect des engagements pris par les fabricants déclenche, de façon tout à fait imprévue, une situation insurrectionnelle car des gardes nationaux (essentiellement des fabricants et des commis de fabrique qui sont leurs employés directs) tentent de disperser les rassemblements. Dévalant les pentes de la Croix-Rousse en direction du centre-ville et des lieux de pouvoir, un groupe de canuts brandit en signe de deuil un drapeau noir portant l’inscription « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Sans sommation, en bas de la Grand’Côte, sur les pentes de la Croix-Rousse, la Garde nationale tire. Il y a une dizaine de morts. Les ouvriers remontent à la Croix-Rousse pour s’armer de quelques fusils et d’armes improvisées ; des pavés sont hissés sur les toits et jetés sur la troupe. Une partie de la Garde nationale croix-roussienne (les chefs d’atelier) se joint aux insurgés qui construisent des barricades dans le centre-ville avec des voitures renversées. Une colonne de soldats, avec à sa tête le préfet et le général Ordonneau, monte à la Croix-Rousse et tente en vain de négocier.

Le lendemain, 22 novembre, une troupe de 250 ouvriers de la commune de La Guillotière (faubourg de Lyon), qui a fait un long détour pour éviter les soldats, arrive à l’aube pour prêter main-forte aux Croix-Roussiens. Les gardes nationaux sont désarmés, les bureaux de l’octroi brûlent. Différents postes de la Garde nationale sont occupés. Dans le centre-ville, une colonne d’ouvriers, tambours en tête, se réunit aux Célestins aux cris de « vive la République » avec à leur tête le journaliste républicain Michel-Ange Périer (qui est ensuite grièvement blessé) et marche sur l’hôtel-de-ville. Dans la nuit du 22 au 23, les troupes, commandées par le général Roguet, presque cernées dans le quadrilatère situé au Sud de la place des Terreaux, évacuent la ville par les quais du Rhône et rejoignent le fort de Montessuy. La victoire des ouvriers est complète : ils sont maîtres de Lyon.

Les affrontements ont fait 70 morts du côté des insurgés, une centaine du côté des soldats. Et, dans les deux camps, il y a au total 450 blessés.

Le 23 novembre, un « état-major provisoire », très hétérogène (chefs d’atelier comme Lacombe, Volontaires du Rhône, républicains), s’est installé à l’Hôtel de Ville pour administrer la cité, faire régner l’ordre et éviter les pillages. Elle annonce l’élection de « nouveaux magistrats » et la réunion « d’assemblées primaires » pour les élire, ce qui ouvrait la voie à un pouvoir révolutionnaire. La proclamation est imprimée puis finalement retirée dans une certaine confusion. L’état-major de l’hôtel-de-ville n’a pas eu l’audace de balayer les autorités existantes qui n’avaient pas, elles, les moyens de l’expulser de l’hôtel-de-ville. En quelques jours, les changements sont d’ailleurs nombreux dans « l’état-major provisoire » qui perd de l’influence.

Le préfet Bouvier-Dumolart, qui s’était enfermé dans sa préfecture (place des Jacobins), réunit, de son côté, le « conseil des Seize », formé des chefs d’atelier qui avaient été élus comme chefs de section par les canuts dans chaque quartier pour exiger le tarif. Parmi eux, Bouvery, l’un des chefs historiques du mutuellisme lyonnais. Ils seront chargés de rechercher avec le préfet les moyens de « soulager la souffrance des ouvriers ». C’est bien ce conseil des Seize qui impose finalement son autorité sur la ville et installe ses hommes à l’hôtel-de-ville. Au-delà de ses divisions, le « pouvoir ouvrier » fonctionne. Ce qui a impressionné l’opinion, c’est que, pendant une semaine les chefs d’atelier et les ouvriers en soie ont gouverné la ville, y ont fait régner l’ordre avant de finir par remettre volontairement le pouvoir aux autorités.

L’apaisement, assez brusquement, a pu l’emporter. Il y a eu, des deux côtés, volonté de conciliation. Le préfet souhaitait gagner du temps et était favorable à l’apaisement. Les chefs d’atelier n’avaient pas de visées révolutionnaires. Le procureur général Duplan avoue d’ailleurs sa stupeur dans une lettre au Garde des Sceaux : "Tous les contrastes se manifestent dans notre population. Elle s’est révoltée et n’a pas abusé de sa victoire"

Quelles sont les esures d’apaisement qui sont prises ? Le maire provisoire, Boisset, et le préfet annoncent qu’une commission mixte établira un nouveau tarif avant le 15 décembre ; ils s’engagent à payer la différence qui existera entre les deux tarifs, l’ancien, plus avantageux et le nouveau. Une importante commande d’étoffes d’ameublement est faite au nom du roi pour relancer la Fabrique. Deux chefs d’atelier (Bernard et Charnier) sont désignés pour aller à Paris mettre le gouvernement au courant de la situation. En échange, c’est le retour à la normale : le 28 novembre, les « magasins » des fabricants sont ouverts et les ouvriers en soie reprennent progressivement le travail. Après des déclarations lénifiantes des autorités, l’ordre change de mains et passe des ouvriers au maire en titre et au préfet. La Garde nationale de Lyon ainsi que celles de la Croix-Rousse, de la Guillotière et de Vaise sont dissoutes.

Le 3 décembre, c’est une véritable armée conduite par le ministre de la Guerre, le maréchal Soult, et le duc d’Orléans, fils du roi Louis-Philippe, qui entre dans Lyon. Désavoué, le préfet est remplacé, le 6 décembre, par un homme à poigne, Gasparin. L’ordre règne à Lyon. Tous les livrets ouvriers doivent être remplacés, le conseil des prud’hommes est réorganisé : désormais pour être électeur, il faudra posséder au moins quatre métiers, et les négociants seront toujours plus nombreux dans le conseil que les chefs d’atelier. D’une certaine manière, l’insurrection s’est, par manque d’expérience, de leaders reconnus par tous, de doctrine politique, laissé désarmer et déposséder de sa victoire.

Les poursuites judiciaires commencent, mais comment poursuivre des milliers de personnes ? Sont recherchés les auteurs de violences, de pillages et d’incendies, ainsi que les républicains qui étaient présents place des Célestins. En juin 1832, devant la cour d’assises de Riom, avec un public acquis aux accusés et après un réquisitoire modéré, le verdict est, pour les 11 accusés, à l’acquittement général. Seul l’ouvrier tailleur républicain Claude Romand, auteur de la devise « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », est condamné ultérieurement à deux ans de prison. Cette relative clémence judiciaire a pour but de ramener le calme.

III Les révoltes des canuts, acte II : 1834

1/ Le mouvement social de février 1834

Le mouvement fut d’abord social. C’était la crise économique : les fabricants décidèrent de diminuer de 0,25 F par aune le prix des tissus en peluche. Les mutuellistes firent arrêter les métiers le 12 février 1834. Le préfet Gasparin avait refusé d’intervenir dans le conflit et répondit « que le pouvoir n’avait pas charge d’intervenir dans les querelles du monde industriel, les transactions entre le capitaliste et le travailleur devant rester libres ». La grève échoua quelques jours plus tard par suite de divisions entre les grévistes.

C’est alors que le pouvoir, maladroitement, porta l’affaire sur le terrain politique. Le préfet Gasparin décida, en effet, de faire traduire devant la justice treize des « meneurs » de la grève, poursuivis en vertu de la loi qui interdisait les coalitions. D’autre part, à Paris, le gouvernement hâta la discussion d’une loi qui aggravait le régime des associations. La conséquence de ces deux décisions fut de rapprocher les mutuellistes et les membres de la Société des Droits de l’homme.

Le 5 avril, les grévistes poursuivis comparurent devant le tribunal correctionnel qui siégeait en l’hôtel de Chevrières, place Saint-Jean, près de la cathédrale. De nombreux mutuellistes étaient venus soutenir leurs camarades poursuivis. Le public était si houleux que le président prononça le renvoi au 9 avril suivant. Le lendemain, l’enterrement d’un mutuelliste fut suivi par 8 000 ouvriers qui traversèrent lentement la ville : manifestation qui fit grande impression. La situation était explosive : le Devoir Mutuel appelait à la grève générale pour le 9 avril, jour auquel on avait renvoyé le procès. Le comité de la Société des Droits de l’homme préparait un appel aux soldats pour que ceux-ci fassent cause commune avec les ouvriers.

2/ Les Journées d’avril 1834

En prévision de la journée du 9, Thiers, ministre de l’Intérieur, avait demandé à Gasparin de faire preuve de la plus grande fermeté. Il pouvait disposer de 10.000 hommes de troupes placés sous les ordres du général Aymard. Pendant la durée des événements, des renforts ne vont d’ailleurs cesser d’affluer.

Le 9 avril au matin, s’ouvrit la seconde séance du procès des sept grévistes. Pendant que Jules Favre - habituel défenseur des canuts lyonnais - prononçait sa plaidoirie, un coup de feu, mal identifié, retentit. La place Saint-Jean, un moment noire de monde, se vida des ouvriers qui s’y étaient rassemblés et qui refluaient dans les rues voisines pour y dresser des barricades. Un détachement des forces de l’ordre s’avança pour les démolir : des pierres volèrent alors sur les soldats qui ouvrirent le feu. La première balle fut pour un agent provocateur, l’agent de police Faivre, mortellement blessé alors qu’il participait à la construction d’une barricade. La seconde révolte des canuts venait de commencer. C’était le début de la « semaine sanglante ».

L’insurrection dura six jours. La configuration de la ville imposait des conditions de combat particulières : les rues étroites et enchevêtrées favorisaient la multiplication des foyers d’insurrection mais gênaient les communications aussi bien entre les insurgés qu’entre les autorités. Le général Aymard, qui commandait les troupes, était surtout préoccupé d’éviter la jonction entre les différents groupes d’insurgés : ceux-ci se trouvèrent ainsi isolés dans leurs quartiers respectifs. Ils manquaient cruellement d’armes : ils avaient compté sur des dépôts d’armes qui ne tombèrent pas entre leurs mains ; ils avaient escompté le ralliement des soldats et celui-ci ne se produisit pas.

L’insurrection était partie du Palais de Justice et du quartier Saint-Jean. Le jour même, elle gagna le centre de la ville, les quartiers périphériques, les communes de la banlieue : Vaise, la Guillotière, la Croix-Rousse. Plusieurs centres de résistance s’y organisèrent :

  • Les quartiers Saint-Jean, Saint-Paul et Saint-Georges, correspondant à la rive droite de la Saône, quartiers serrés entre la Saône et les collines qui les dominent.
  • Au centre de Lyon, dans la « presqu’île » (entre Saône et Rhône), le quartier des Cordeliers où l’on se barricadait autour des églises Saint-Nizier et Saint-Bonnaventure. De cette dernière, les insurgés firent l’un de leurs quartiers généraux où commandait le républicain Charles Lagrange.
  • Sur les pentes de la Croix-Rousse, deux zones de résistance s’organisèrent, ainsi que, plus au Nord, la commune de la Croix-Rousse e1le-même où commandaient Carrier, un mutuelliste.
  • Quant aux faubourgs, l’insurrection s’était étendue à la Guillotière (sur la rive gauche du Rhône) et faubourg de Vaise, au Nord-Ouest. Pendant plusieurs jours la guerre civile fit rage :

Le 12 avril, les autorités - le préfet Gasparin, le général Aymard - qui, l’avant-veille encore, envisageaient l’évacuation de la ville, décidèrent d’en finir, d’autant que des renforts ne cessaient d’arriver : la Guillotière fut réoccupée à coups de canon ; le faubourg de Vaise, après avoir été canonné pendant plusieurs heures, fut reconquis ; Dans une maison de la rue Projetée seize personnes, hommes, femmes et enfants furent passées par les armes parce qu’un coup de fusil avait été tiré depuis cette maison.

Vers la fin de l’après-midi, la troupe fut lancée contre le centre de résistance des Cordeliers : les barricades furent prises d’assaut et l’église Saint-Bonnaventure occupée. Cependant les insurgés restaient maîtres du quartier Saint-Georges ; de Fourvière - d’où ils tiraient au canon - et surtout de la Croix-Rousse.

Le 13 avril, les troupes enlevèrent Saint-Just et Fourvière. Le quartier Saint-Georges fut encerclé, et réduit le lendemain sans résistance.

Le 14 avril, l’assaut fut donné à la Croix-Rousse : les combattants, qui manquaient d’armes, étaient peu nombreux. Dans la nuit du 14 au 15, les derniers défenseurs, réunis autour de Marigné se dispersèrent. Le 15, les troupes pénétrèrent dans la Croix-Rousse par le nord (Cuire) et entreprirent de démolir les barricades. Ainsi, au soir du 15 avril 1834, l’ordre régnait-i1 à Lyon. Le 17 avril, le préfet du Rhône, Gasparin, télégraphia à Thiers, ministre de l’Intérieur : « Lyon est tranquille. Les perquisitions et les arrestations continuent. La population reprend ses travaux ordinaires ».

Parmi la troupe, les combats avaient fait 131 morts, tués au combat ou morts ultérieurement de leurs blessures. Du côté des civils, les documents officiels recensent 190 victimes. Pendant et après l’insurrection, des arrestations massives eurent lieu : insurgés et suspects arrêtés dans la rue ; chefs de la Société des Droits de l’homme - tel Eugène Baune - arrêtés à leur domicile. Il y eut aussi de nombreuses arrestations après l’insurrection, accompagnées de perquisitions domiciliaires. Les dossiers de la Cour des pairs nous donnent le nombre de 516 arrestations, ce qui est considérable si on le rapporte au nombre des victimes et à celui - probable - des participants à l’insurrection, quelques centaines.

3/ Les événements de Saint-Etienne

En février 1834, une première émeute eut lieu à Saint-Etienne, le 19 février 1834, quelques républicains qui chantaient “La Marseillaise” se trouvèrent aux prises avec la police qui leur signifia d’avoir à se disperser. Le lendemain, la foule se réunit dans la rue et entonna l’hymne de Rouget de Lisle. La police intervint et des manifestants furent arrêtés. On voulut les incarcérer mais, devant la prison, leurs camarades tentèrent de les délivrer. Une violente bagarre éclata. Plusieurs manifestants furent blessés à coup de baïonnette, ainsi qu’un commissaire de police ; un agent fut tué d’un coup de couteau. Une centaine d’arrestation eurent lieu par la suite. Parmi les personnes arrêtées se trouvait Caussidière, le chef des républicains stéphanois qu’on essaya de rendre responsable du décès de l’agent de police. Caussidière eut d’ailleurs une attitude courageuse. Dans une lettre qui fut publiée quelques jours après, il revendiqua la responsabilité d’avoir organisé la manifestation pour protester contre l’interdiction du chant “La Marseillaise”.

Le 9 avril 1834, on connut à Saint-Etienne les événements de Lyon et le lendemain les passementiers se mirent en grève. Le préfet avait pris d’importantes dispositions pour faire face à la situation considérée comme explosive. De fait, le 11 avril, une attaque fut tentée contre la manufacture et la troupe fit usage de ses armes. Le même jour 3000 personnes défilèrent devant l’hôtel de ville aux cris de "A bas les Bourbons !" ; des barricades s’élevèrent au débouché de la rue de Foy et à l’extrémité de la rue du grand moulin que la troupe du prendre d’assaut. Dans la nuit, un peloton de gardes nationaux fut assailli sur la place royale par une fusillade et riposta. Le préfet et les autorités étaient comme assiégés dans l’hôtel de ville. Pendant la journée du 12 avril, la gendarmerie et la garde nationale procèdèrent à de nombreuses arrestations. Le 13 avril, les associations ouvrières furent dissoutes. A partir du 13 avril, les nouvelles venues de Lyon étaient défavorables aux insurgés, le mouvement connut un reflux et le calme se rétablit progressivement.

4/ L’échec du mouvement national

Jusqu’au 15 avril, des tentatives confuses de la Société des droits de l’homme pour généraliser la lutte au niveau national aboutissent à des débuts de prises d’armes vite réprimées à Saint-Étienne, Épinal, Lunéville, Grenoble, Marseille, Toulon, Vienne, Arbois, Clermont-Ferrand, Chalon-sur-Saône et Rouen. Le pouvoir, bien renseigné, est sur ses gardes et réagit promptement.

A Paris, le 13 avril, le gouvernement a fait saisir le journal républicain la Tribune. A 8 heures du soir, des barricades se forment dans le quartier de Beaubourg (au Nord du Centre Pompidou actuel) : rues Beaubourg et Transnonain. Les insurgés se retrouvent à six ou sept cents contre une véritable armée de trente-cinq mille hommes munis d’artillerie, rassemblée par Thiers, devenu président du Conseil, et placée sous le commandement de Bugeaud. Il y eut une soixantaine de morts avec, parmi eux, les habitants du 12 de la rue Transnonain, massacrés par la troupe dans une maison d’où comme à Vaise un coup de feu avait été tiré contre les soldats.

La répression judiciaire s’exerce alors méthodiquement. En mai 1835, s’ouvre un « procès monstre » devant la Chambre des pairs avec 163 inculpés dont 57 de Lyon et 5 de Saint-Etienne. On a réuni les prévenus issus des principales villes qui ont participé aux événements. Le gouvernement tente d’accréditer la thèse du complot. Les accusés et leurs avocats s’efforcent de transformer le procès en véritable congrès républicain. Des peines de déportation — exécutées en réalité sur le territoire national en forteresse — et de prison frappent les accusés. Caussidière écope de 20 ans de prison.

Trois jours après les condamnations, le 28 juillet, la « machine infernale » de Fieschi vise Louis-Philippe et atteint sa suite (18 tués), ce qui donne au pouvoir l’occasion de faire voter de nouvelles lois répressives. La presse, bridée sur le plan financier par l’imposition d’un lourd cautionnement, est désormais soumise à la censure préalable.

Conclusion

Les révoltes des canuts font, dans la société française, des années 1830, l’effet d’un véritable tremblement de terre. Ce tremblement de terre a eu des « répliques » : l’agitation de juin 1848 à Lyon, contemporaine des journées de Juin parisiennes qui faillit tourner à l’insurrection ; l’insurrection de mai 1849, très politique, qui éclate par solidarité avec les républicains italiens à la nouvelle de l’expédition romaine envoyée par Louis-Napoléon Bonaparte contre la République romaine de Mazzini et Garibaldi. Elle est écrasée par la troupe à la Croix-Rousse et à La Guillotière.

Les révoltes des canuts installent la peur dans une partie de l’opinion bourgeoise et conservatrice. La société française a désormais peur de la classe ouvrière en train de naitre. Le journaliste et écrivain Saint-Marc-Girardin écrit dans le Journal des débats du 8 décembre 1831 : « Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ».

On construit des fortifications autour de Lyon (fort Saint-Irénée, forT Lamothe) destinées à l’ennemi intérieur — les ouvriers — bien plus qu’aux ennemis extérieurs. La soierie continue à prospérer mais les fabricants créent aussi des manufactures en dehors de Lyon, comme celle de Jujurieux (Ain) fondée par le soyeux Claude-Joseph Bonnet et développent aussi le travail à domicile.

Les révoltes des canuts ont une place très importante dans l’histoire du mouvement ouvrier : elles participent d’un mouvement qui correspond à des premières formes de syndicalisme et de socialisme : des organisation ouvrières très structurées, l’emploi de la grève comme moyen d’action, l’exercice du pouvoir municipal, une réflexion sur l’ensemble de la société. Le socialisme naissant s’intéresse à ce mouvement : L’Echo de la Fabrique est lié aux saint-simoniens et aux fouriéristes. La revendication du tarif marque la volonté de réguler les lois de la concurrence sauvage et du libéralisme économique. En baptisant les journées des 21, 22 et 23 novembre 1831, les « Trois Glorieuses prolétariennes », l’historien des canuts, Fernand Rude, conforte un aspect mythique de l’événement : les révoltes des canuts ont constitué au XIXe siècle le premier mouvement de la « classe ouvrière ». La révolte des canuts de 1834, marquée par la jonction des ouvriers et des républicains, crée cette liaison entre République et mouvement ouvrier qui a marqué le socialisme français. Lors du « procès monstre » de mai 1835, le républicain Charles Lagrange, épuisé par un an de prison préventive effectué dans des conditions très difficiles – on l’a fait asseoir quand il passe à la barre – définit, dans une déposition qui fait grande impression, le sens de la révolte des canuts :

« Nous avons dit au peuple : Associez-vous pour agir en commun au triomphe de nos doctrines, associez-vous car, réunis, votre parole sera puissante et entendue. Apprenez vos droits et vos devoirs ; apprenez à vous aimer, à vous secourir et repoussez ceux qui vous prêchent la haine. Le peuple nous a compris car il ne demande pas vos richesses, mais à vivre en travaillant »

Et plus loin :

Nous […] voulions la plus grande part de bonheur possible pour la plus grande portion possible du peuple ».

Le désir de « changer la vie » - la formule est d’Arthur Rimbaud en 1871 - existera toujours dans le cœur des hommes.